Faut-il élargir davantage le droit à l’euthanasie ?

Faut-il élargir davantage le droit à l’euthanasie ?

Le 13 septembre 2022, le réalisateur fétiche de la « Nouvelle vague », Jean-Luc Godard s’est donné la mort dan le cadre d’un suicide assisté à son domicile en Suisse.

Il avait 91 ans et était épuisé par de nombreuses pathologies selon son entourage.

Le même jour, le Conseil Consultatif National d’Ethique, présidé par Jean-François Delfraissy, rendait un avis ouvrant la voie à un éventuel élargissement des possibilités en matière d’euthanasie.

Que faut-il en penser ?

 

Aperçu en quelques titres

L’euthanasie, c’est quoi ?

Si on s’en tient à l’étymologie d’un mot d’origine grecque, l’euthanasie « désigne le fait d’avoir une mort douce, que cette mort soit naturelle ou provoquée ».

Ce qui, à l’époque contemporaine, ne donne pas vraiment la mesure du phénomène auquel ce mot peut se rapporter.

En effet, si on change d’angle de vue et qu’on s’intéresse essentiellement à ce à quoi il renvoie aujourd’hui, l’euthanasie devient alors, plus précisément, une pratique impliquant un médecin et visant à provoquer la mort d’un patient.

Formulée de cette façon très générale, mais sans équivoque, on comprend que l’euthanasie sous quelque forme que ce soit puisse faire l‘objet de discussions houleuses. Aucun médecin ne voulant prendre le risque d’être incriminé et de voir sa responsabilité engagée sur le plan pénal.

A vrai dire, il n’est pas simple de répondre à la question posée. Pourquoi ? Parce que le mot euthanasie peut recouvrir, en fait, plusieurs notions différentes.  En effet, une euthanasie, ce peut être une sédation profonde et continue, un suicide assisté, une euthanasie passive ou une euthanasie active.

 

Quelles sont les différentes formes d’euthanasie ?

La sédation profonde et continue

Le principe

Elle a été instituée par la loi du 2 février 2016, dite Claeys-Leonetti. Son principe est simple :

Elle consiste à endormir profondément une personne atteinte d’une maladie grave et incurable pour soulager ou prévenir une souffrance réfractaire jusqu’au décès. Elle est associée à une analgésie et à l’arrêt des traitements de maintien en vie.

Le livre de Victor Castanet  révèle la triste fin
Le livre de Victor Castanet  révèle la triste fin

Si le principe est simple, il n’est pas forcément facile à appliquer. Car, enfin, qui va décider de la mettre en œuvre ? La famille ? Les proches ? les soignants ? Le patient ?  A quoi s’ajoutent d’autres questions telles que : à partir de quel moment ? Ou encore, en suivant quelle procédure ?

 

La mise en œuvre

La mise en œuvre d’une sédation profonde et continue doit soit émaner du patient lui-même soit faire l’objet d’une proposition par le corps médical. Oui, mais encore faut-il dans le premier cas que le patient soit en état d’exprimer sa demande.

S’il ne l’est pas c’est au corps médical qu’appartient la décision. Ce qui suppose que la procédure collégiale prévue par la loi ait bien été respectée. Mais, même ainsi, la procédure peut être interrompue s’il peut être prouvé que le patient s’y est toujours opposé.

Les conditions dans lesquelles sont décédées certaines personnalités médiatiques illustrent bien ces difficultés. Ainsi de Françoise Dorin, dont  le livre de Victor Castanet  révèle la triste fin.  Ainsi de même de la non moins triste fin de Vincent Lambert.

Rappelons que le cas de Vincent Lambert, devenu tétraplégique de manière irréversible depuis 2008,  à la suite d’un accident de la circulation, a donné lieu à une longue bataille judiciaire. Celle-ci  s’est déroulée sur plus d’une dizaine d’années avant d’aboutir à son décès. Lequel a pu se faire, finalement, dans le cadre des dispositions de la loi Claeys-Leonetti, en juillet 2019.

Notons que c’est dans ces différents cas que l’on peut parler, globalement, d’euthanasie passive.

 

Le suicide assisté

Le suicide assisté est une procédure de fin de vie très différente de celle de la sédation profonde et continue. Là, c’est le patient, voire la personne qui consulte, qui en pleine conscience demande à un ou plusieurs médecins, suivant la procédure autorisée, de l’aider à mettre fin à ses jours.

C’est ce qu’a fait le cinéaste Jean-Luc Godard, âgé de 91 ans, dans le cadre de la législation de son pays de résidence, en l’occurrence, la Suisse. Plusieurs pays européens ont une législation proche ou comparable à celle de la Suisse : le Pays Bas, la Belgique, le Luxembourg et l’Espagne.

Les conditions à remplir peuvent être différentes d’un pays à l’autre, mais d’une manière générale, quoi qu’il en soit, il faudra plus qu’une dépression, même profonde, pour en arriver là. Par ailleurs, le prix demandé pour une telle assistance peut se révéler extrêmement dissuasif.

Cela dit, la Belgique semble être le pays le plus favorable dans ce domaine. Il n’est pas besoin d’y être résident pour pouvoir en bénéficier. De plus, cette possibilité est même désormais ouverte aux mineurs.

Notons enfin qu’indiscutablement une libéralisation de l’accès au suicide assisté peut se traduire par une augmentation sensible du nombre de personnes qui y ont recours. Autorisé en 2002, le nombre de personnes ayant eu recours au suicide assisté aux Pays Bas a bondi d’un peu plus de 1800 en 2003 à près de 7000 en 2018. Soit une multiplication par 3.

Par ailleurs, suivant la manière dont le suicide assisté peut être pratiqué, il peut facilement prendre la forme d’une euthanasie active. Laquelle est, en général, assimilée à un homicide.

 

 

La pratique de l’euthanasie en France

Développement des soins palliatifs

Actuellement, l’euthanasie n’est pas une pratique autorisée en France. D’ailleurs, la loi Claeys-Leonetti prend bien soin de la distinguer du recours à la sédation profonde et continue jusqu’au décès. Dans ce cadre, cette pratique peut presque être assimilée à un soin palliatif. Mais, presque, seulement.

De fait, depuis une loi de 1999 sur les soins palliatifs, la législation n’a cessé de se renforcer dans ce domaine. L’action d’une association comme la Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs ( SFAP), qui revendique plus de 1500 adhérents, individuels ou collectifs, n’y est sans doute pas étrangère.

Pour cette association, les choses sont éminemment claires. En effet, comme le rappelle, Claire Fourcade, sa nouvelle présidente, élue en juin 2022 :

Faire mourir ne peut pas être un soin. Je suis médecin, la mort n’est pas mon métier.

 

Lobbying pour accroître les possibilités de recourir à l’euthanasie

Et, en cela, la Sfap ne fait que reprendre les principes sur lesquels elle repose  depuis sa création en octobre 1989. Cependant, d’autres mouvements, ou structures, comme l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) voient les choses différemment. Et elles n’hésitent pas à mener un lobbying intense pour que le cadre législatif français s’aligne sur celui de la Belgique.

L’ADMD doit beaucoup de son influence actuelle à l’action d’un de ses anciens présidents, Jean-Luc Romero.  Il en a  assuré la présidence de 2007 à 2021. L’association fondée en 1981 par le docteur Pierre Simon, ancien grand maître de la Grande loge de France, mais aussi acteur important dans la libération des mœurs, dans les années 70, rassemble aujourd’hui près de 80 000 membres.

Saisine du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE)

En raison de l’importance du sujet et des profondes divergences qu’il suscite, le CCNE a fini par s’en auto saisir. Et suite à cette auto saisine, le 13 septembre 2022, il a rendu public son avis n°139 intitulé « Questions éthiques relatives aux situations de vie : autonomie et solidarité « .

CCNE Avis n°139 "Questions éthiques relatives aux situations de vie : autonomie et solidarité ".
CCNE Avis n°139 « Questions éthiques relatives aux situations de vie : autonomie et solidarité « .

Cet avis  qui ouvre la porte à une évolution du cadre législatif français n’a pas fait l’unanimité de ses membres. Certains d’entre eux ont tenu à faire état de leurs réserves. Ils rejoignent en cela la position de la SFAP pour laquelle :

L’avis de la CCNE ouvre la porte à un changement éthique majeur. Si, ajoute-elle, la CCNE tente de concilier l’impératif de solidarité avec celui d’autonomie de décision, il apparaît clairement qu’il propose un nouveau paradigme où, dans certaines situations, l’éthique collective pourrait s’effacer devant la demande individuelle.

Ce n’est évidemment pas la position de l’ADMD qui par la voix de son président d’honneur, Jean-Luc Roméro, déclare, quant à elle, que  :

L’avis donne un réel espoir à tous ceux qui, en fin de vie, ne trouvent pas de solutions dans les dispositions de la loi actuelle.

Pour clore le débat, si cela est possible, le président de la République s’est emparé du sujet. Il a prévu de convoquer prochainement, avec l’aide du CESE, une convention citoyenne.  Elle sera chargée d’examiner la question et de faire des propositions, début 2023.

 

La pratique de l’euthanasie en Europe

Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’y a pas de politique européenne uniforme dans ce domaine. En dehors de ceux qui l’autorisent, en bonne et due forme sur le modèle de la Belgique, les Etats européens se répartissent en deux groupes.

Il y a ainsi d’un côté ceux qui prévoient, comme la France, des cas où l’arrêt de tout traitement accompagné d’analgésie, peut être pratiqué légalement si certaines conditions sont respectées et de l’autre, ceux qui s’y opposent formellement.

Dans le premier groupe, figurent outre la France, le Danemark, l’Italie, l’Allemagne, la Hongrie, la Tchéquie et le Portugal. Dans le second groupe où l’interdiction est formelle, on trouve la Grèce, la Roumanie, la Croatie, la Pologne et l’Irlande. Pour ce qui est de ces derniers pays, l’euthanasie y est considérée comme un homicide,  puni de 3 mois à 14 ans de prison, selon les cas et le pays.

Quant à l’Union Européenne, elle ne s’est pas prononcée sur un sujet qui ne fait pas partie formellement de ses compétences. Cependant, saisie par le biais de la CEDH, à l’occasion de l’affaire Lambert, elle a adopté la même position que celle du Conseil d’Etat rejetant la reprise des traitements maintenant Vincent Lambert en vie.

 

Principaux éléments du débat sur l’euthanasie

En fait, trois grands courants traversent le débat sur l’euthanasie. Du moins, en France.

Extension des droits individuels

Le premier courant est, ni plus, ni moins, que celui qui pousse à une extension indéfinie des droits individuels. Ici, comme ailleurs, l’individu doit être libre de faire ce qu’il veut avec son corps. Se prétendant, en somme, en être le seul maître.

Cette opinion semble largement partagée. Si on en croit, notamment, certains sondages. Ainsi, selon un sondage réalisé en 2021 par l’IFOP à la demande de l’ADMD, 93 % des français sont favorables à une euthanasie réalisée par des médecins à la demande de patients atteints de maladies insupportables et incurables. 89 % sont également favorables au suicide assisté.

On pourrait  y ajouter les voix de nombreuses personnalités. Comme, par exemple, celle de Bernard Tapie venu la défendre en personne sur TF1 à partir de son cas personnel. Par ailleurs, 82 % aimeraient qu’on organise un référendum à ce sujet.

Dernier point sous ce chapitre, le nombre de suicide en France n’a jamais été aussi élevé. De fait, près de 10 000 personnes se suicident chaque année. Ce qui ne représente néanmoins qu’une faible partie de l’ensemble des tentatives de suicide. En outre, le phénomène se concentre sur quelques tranches d’âge et touche principalement les ados et les seniors.

Pour essayer de le contrer, un observatoire spécialisé a été mis en place, de même que des services d’aide, dont le numéro national 31 14 qui permet de savoir à tout moment où trouver de l’aide en cas de besoin.

 

Poids budgétaire des soins palliatifs

Le poids budgétaire des soins palliatifs est directement proportionnel au poids démographique des personne âgées dans la population. On estime ainsi qu’entre 150 à 200 000 personnes auraient besoin de soins palliatifs. Nombre naturellement en augmentation constante du seul  fait du vieillissement continu de la population.

Par ailleurs, bien que d’ores et déjà conséquent, ce budget reste pourtant insuffisant. En effet, il existe de nombreux « trous noirs » sur le territoire national rendant impossible toute prise en charge par simple défaut d’offre disponible, par exemple, en USP, de même qu’en personnels adaptés.

 

Deux visions de la mort

Quels que soient les arguments avancés par les uns ou les autres, la question de l’euthanasie touche un point extrêmement sensible d’ordre civilisationnel. D’une certaine façon, « dis-moi comment on traite les morts dans ton pays et je te dirai quel degré de civilisation il a atteint ».

Le fait est qu’il faut toujours avoir présent à l’esprit que l’Histoire, avec un grand « H » ne commence vraiment que lorsque les peuplades de l’âge du Bronze se sont mises à enterrer leurs morts avec respect, notamment, dans des tumulus. On en compte actuellement 75 en France.

 

Une vision matérialiste

Autrement dit, à notre époque, que l’on peut définir comme étant celle de l’âge industriel,  la question peut donc se poser de savoir si la généralisation de l’euthanasie et sa facilitation ne sont pas une manière de ravaler le corps humain à une machine industrielle comme une autre.

Il ne reste plus  alors qu’à l’arrêter volontairement quand ses dysfonctionnements la rendent totalement inopérante et qu’elle n’est plus réparable.

Cette façon de voir n’est évidemment pas celle que  développent, par exemple, les auteurs des différents livres qui constituent la Bible, ouvrage qui fonde la civilisation judéo-chrétienne dont sont issus tous les pays européens.

 

Une vision judéo-chrétienne

Parmi ces livres, un, notamment, traite de la question du suicide. C’est le livre de Tobie. C’est un livre apocryphe uniquement présent dans la bible catholique et dans la bible orthodoxe. Il ne figure ainsi ni dans la bible hébraïque ni dans la bible protestante.

Malgré le grand désespoir des deux protagonistes principaux, Tobit et Sara, qui l’un et l’autre veulent mettre fin à leurs jours à cause de leurs infirmités, physiques pour l’un, mentales, pour l’autre, ils s’y refusent pourtant. Ils se contentent, si on peut dire, d’en faire la demande à Dieu.

Lequel leur envoie alors l’archange Raphael sous l’apparence d’un de leurs proches, Azarias. Nul doute qu’une lecture autre que littérale de ce texte, notamment tropologique ou anagogique, puisse permettre de mieux cerner les enjeux réels qui entourent cette question et qui dépassent le simple fait de chercher à se débarrasser commodément d’un corps devenu inutile.

Une vision judéo-chrétienne, le livre de Tobie
Une vision judéo-chrétienne, le livre de Tobie

Une question sociétale d’importance

Du fait de l’ampleur des enjeux que génère le choix d’élargir ou non les possibilités de recourir à l’euthanasie,  on comprend sans peine la diversité des réactions et la nécessité de traiter cette question sans précipitation et avec la plus grande sérénité.

En effet, elle ne peut pas être qu’une question de confort ou de gestion de flux.

Car, comme l’ont souligné des philosophes engagés tels que Damien Le Guay :

 quand l’euthanasie sera là, il ne sera plus possible de revenir en arrière.

Or, l’euthanasie en tant que sujet est un thème qui va bien au-delà d’une recherche de solutions à un problème de santé publique.

Elle touche à ce qu’une société peut avoir de plus essentiel.

Et, de la manière dont on traite cette question, dépend, in fine, l’état de santé de cette société dans son ensemble et à tout niveau.