L’âgisme a, peu à peu, envahi toutes les sphères de l’action collective publique autant que privée. La faute à une approche purement comptable des modes de gestion. Et la crise sanitaire n’a fait qu’amplifier le phénomène.
Or, en déclarant en décembre 2020, la période 2021-2030 comme Décennie des Nations Unies pour le vieillissement en bonne santé, les Nations Unies se sont appliquées à souligner tous les dangers de cette approche. Pour y faire face, le mieux est, sans doute, finalement, de pousser à changer le regard qui peut être porté sur chacune des générations.
Et en ce qui concerne les personnes les plus âgées, de s’imprégner autant que de besoin de ce que peut représenter la séniorité.
Aperçu en quelques titres
Définition de l’âgisme
Le Larousse donne de l’âgisme une définition qui a le mérite d’être simple. Pour lui, en effet :
L’âgisme est une attitude de discrimination ou de ségrégation à l’encontre des personnes âgées.
Du point de vue de la recherche, les choses sont un peu plus compliquées. L’âgisme ne s’exerce pas seulement à l’encontre des personnes âgées. Mais, il s’exerce aussi à celle de n’importe quelle autre personne. Quand on ne la considère, bien sûr, que sous le seul angle de l’âge.
De ce fait, on peut parler d’âgisme dès lors que la notion d’âge est un critère de choix déterminant dans la mise en oeuvre de n’importe quelle action. Publique ou privée. Sans qu’il soit question de discrimination ou de quoi que ce soit d’autre du même genre.
Dans cette perspective, l’âge n’est plus qu’un indicateur synthétique censé résumer à lui seul les qualités ou l’absence de qualités d’un individu.
Les conséquences pernicieuses de l’âgisme
En réalité, les bénéfices de l’âgisme, quelle que soit la définition qu’on peut lui donner, sont loin d’être évidents. Et les gestionnaires qui croient bien faire en se servant de ce critère, de manière quasi exclusive, feraient bien de se livrer aussi au chiffrage de toutes les conséquences que cela induit.
Rapport de la Décennie des Nations Unies pour le vieillissement en bonne santé
Dans un rapport publié à l’occasion du lancement de sa Décennie pour le vieillissement en bonne santé, l’ONU en a listé quelques-unes :
- Dégradation de l’état de santé.
- Isolement social.
- Décès précoces.
Et cela, parce qu’une personne sur deux dans le monde a une attitude âgiste à l’égard des catégories les plus âgées. Comme le dit un des auteurs du rapport :
L’âgisme est un fléau insidieux dont la société souffre.
En tout cas, si on croit qu’il permet de réaliser des économies, une étude, citée par le rapport de l’ONU, montre qu’on peut évaluer ses coûts sociaux, pour les seuls Etats-Unis, à plus de 60 milliards de dollars.
Constats de l’Observatoire de l’âgisme et les révélations de la crise sanitaire
Pour l’observatoire de l’âgisme, la crise sanitaire a été un puissant révélateur des dérives auxquelles il pouvait conduire. L’observatoire se définit comme un collectif réunissant associations, médias, chercheurs, individus, ayant pour objet d’assurer une veille documentaire et informative concernant l’âgisme.
Et cette veille, comme le montrent les deux exemples ci-dessous n’est pas triste !
Ainsi, parmi un florilège de déclarations du même type, l’observatoire relève ainsi celle d’un célèbre chef de clinique parisien qui propose comme alternative à un reconfinement :
Soit de faire des confinements sur des populations extrêmement à risque, soit d’admettre que ce qu’on vit après 80 ans, c’est du bonus.
Et l’autorité médicale de poursuivre dans sa logique eugéniste :
Est-ce qu’aujourd’hui on peut encore s’autoriser ces bonus ? Je pense qu’il faut prioriser les jeunes générations, les forces actives de la société, les PME.
Les uns et les autres apprécieront ! Mais, il y a encore plus fort ! En effet, pour un des plus hauts responsables de l’institution médicale, carrément :
Il faut refaire le suffrage censitaire et donner deux voix aux jeunes quand les vieux n’en ont qu’une. (Et même) Il faut donner autant de voix qu’on a d’espérance de vie.
Sidérant, non ! Car le principal résultat de ce qu’il faut bien appeler une dérive, ça ne peut tout simplement être qu’un facteur supplémentaire conduisant à la rupture du contrat social. C’est-à-dire ce qui lie ensemble les individus vivant sur un même territoire et ce qui fait le fondement du vivre ensemble.
Or, est-il besoin de le rappeler, une telle rupture est éminemment dangereuse pour la société tout entière. Et là, l’approche comptable se révèle un rempart bien faible quand, à cause d’elle, le discrédit mine toutes les autorités.
Ce que dit le code du travail en matière d’âge
De fait, c’est bien parce que lesdites autorités ont vu le danger d’un âgisme débridé qu’elles ont essayé d’y remédier à leur façon, comptable, bien sûr, en réformant, dans ce sens, notamment, le code du travail.
Ce dernier prévoit donc, désormais, l’obligation pour les entreprises de mettre en place des plans d’action seniors. Ces plans ont un double objectif, naturellement fondé sur l’âge. Celui :
- De maintenir dans l’emploi les salariés âgés de plus de 55 ans.
- Et celui de faciliter le retour à l’emploi des salariés âgés de 50 ans et plus.
Le tout, comme il se doit, assorti d’une pénalité, si les entreprises n’obtempèrent pas, et des aides, si elles s’y mettent.
Les avantages de la séniorité
Avantages des plans seniors
Evidemment, de telles obligations qui correspondent à une forme de reconnaissance de la séniorité sont mieux que rien. Mais, force est de constater que, quoi qu’il en soit, elles restent, d’une certaine manière, une manifestation de l’âgisme ambiant. Ce qu’on peut déduire de ce que rappelle l’ONU quand elle dit que :
L’âgisme apparaît lorsque l’âge est utilisé pour catégoriser les gens.
Ce qui est le cas avec les plans seniors susmentionnés. Est-ce grave Docteur ? Pas tout à fait, cependant. Car, pour savoir ce qu’en pense l’ONU, il faut reprendre la citation ci-dessus et la compléter. L’ONU dit, en effet :
L’âgisme apparaît lorsque l’âge est utilisé pour catégoriser et diviser les gens d’une façon qui entraîne des préjudices, des désavantages et des injustices.
Puisque les mesures gouvernementales, précédemment décrites, sont censées réduire, sinon effacer, les préjudices, etc., on n’est plus tout à fait dans l’âgisme proprement dit.
Mais, comme tout dépend de l’efficacité de telles mesures, on peut néanmoins les suspecter d’entretenir, finalement, le phénomène plutôt que de le combattre réellement.
Retour à la culture seniors
Peut-être qu’au fond le problème ne peut vraiment être résolu que si on l’aborde non pas en faisant de l’âge la valeur centrale qui explique tout, mais en s’intéressant plutôt aux valeurs portées par les individus et, entre autres, par ceux qui peuvent être qualifiés de seniors. Au sens large, et non pas confondus avec une tranche d’âge.
Evolution qui est loin d’être gagnée. Car, comme le rappelle l’ONU, près d’une personne sur deux dans le monde a des attitudes âgistes.
Et pour commencer, on peut méditer la conclusion d’Eléanor Marbot à la fin de son étude, intitulée Analyse exploratoire de la notion de seniors à travers les accords de branches relatifs aux seniors, parue dans un numéro de Management et Avenir, paru en 2014 :
L’allongement de la vie professionnelle passera par une attention portée au vieillissement à tous les âges, c’est-à-dire finalement par une non-référence à l’âge.
Clair et net. Et si on ne se réfère plus à l’âge, à quoi d’autre se référer, si ce n’est à la culture seniors ?
Ce qu’il faut retenir de l’âgisme
L’âgisme, c’est une autre façon de dire qu’on fait de l’âge l’alpha et l’oméga de la manière dont on perçoit et considère la société. Et, par suite, de définir le mode de gestion qu’on doit, de préférence, lui appliquer.
Cette approche paraît incontournable, car elle a l’avantage de réduire la complexité « gestionnaire » à quelques indicateurs synthétiques simples à comprendre, dont l’âge est la figure de proue.
Or, l’âgisme est, en fait, synonyme de gros dégâts. Aussi bien sociaux, qu’économiques, moraux ou politiques. Il est, par conséquent, urgent de traiter l’âgisme comme une maladie plutôt que comme un mode de gestion approprié, même amélioré.
Et pour cela, il convient de passer de l’âgisme à une séniorité assumée et valorisée. Ce qui n’est, au fond, qu’un retour à des comportements ancestraux et traditionnels modernisés en culture seniors.
Comme un pied de nez à l’âgisme envahissant, Roland Jaccard, auteur inclassable et iconoclaste, grand pourfendeur des futilités du siècle et à l’origine d’une monumentale histoire de la psychanalyse, s’est suicidé, le 20 septembre 2021, à 80 ans.
Deux jours avant son anniversaire. C’est ce qu’il avait annoncé. Et c’est ce que son père et son grand-père avaient fait au même âge.
Peut-être le moment est-il venu de lire ou de relire son journal intitulé « Le monde d’avant – journal 1983-1988 » que viennent de publier les éditions Serge Safran. Pour se débarrasser d’un contexte comptable mortifère et revenir à un schéma culturel plus serein. Tant qu’il est encore temps.
Le 16 septembre 2021, il écrivait le dernier billet de son blog et, désespéré, le concluait en disant que :
Personne ne gagne vraiment contre le temps.
Vraiment ?